ACTU MODE : LI EDELKOORT EN MODE COMBAT

 

Toujours plus loin, plus fort. Face un système caduque, vidé de sa substance, Li Edelkoort, la prévisionniste des modes et des tendances, à l’origine du Manifeste Anti_Fashion paru en 2015, continue à donner de la voix – et du corps à sa critique constructive, sorte de je t’aime moi non plus sur la fashion sphère. Pythie sans pitié elle n’a de cesse de dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Porte-parole des Rencontres Anti_Fashion, initiées dans la foulée par Stéphanie Calvino, l’agitatrice Hollandaise souhaite inventer, imaginer, agréger tous les talents et tous les acteurs du secteur, afin que la mode retrouve sa lettre de noblesse. Un M majuscule pour que le vêtement soit. Entretien parisien réalisé en février 2018 après les 3èmes Rencontres, tenues à Marseille en juin 2017.

1nstant : Le nom d’Anti_Fashion n’est-il pas contradictoire avec les valeurs que vous défendez ? N’êtes vous pas plutôt pro fashion ?           
Li Edelkoort : J’ai appelé le Manifeste ainsi car étant donné que la Mode n’est plus là, il faut célébrer le vêtement. Le vêtement, qu’il soit uniforme ou utilitaire, renouvelle le débat. On ne s’est jamais posé la question de changer de nom, car il dit notre engagement et notre activisme.  La mode ne va pas mourir, c’est le système contre lequel nous luttons qui est en train de s’écrouler. Comme le souligne Stéphanie Calvino, à l’origine des Rencontres Anti_Fashion lancées à Marseille depuis 2016, c’est une réflexion contre les anciennes tendances, un cri d’amour lancé à l’industrie de la mode.

Quel est le sens de la mode « avec un grand M », que vous défendez dans le Manifeste et les Rencontres Anti_Fashion ?
La mode telle qu’on l’a connue n’est plus là. Ce qu’on appelait la création de mode était quelque chose qui permettait de changer de volume, de silhouette, de sentiment. Qui changeait notre façon d’être et de nous présenter ! Le vêtement te portait ailleurs. Maintenant c’est nous qui portons le vêtement. Il est sans structure, sans intérêt, mou et moche, si bien que les gens doivent faire du sport pour lui donner forme. Selon moi la mode existe encore. J’ai encore des explosions de plaisir ou d’émotions et j’achète des vêtements quand je les rencontre. Je m’habille de choses sobres doublées de manteaux et de chaussures très flamboyants. Curieusement, les vêtements excentriques sont plus durables que les vêtements neutres car ils ne se démodent jamais !

Quand a-t-on réalisé exactement que la mode était à bout de souffle ?
Entre 2005 et 2010. Internet avait mis une loupe sur les influenceurs, sur la fast fashion, le luxe etc… On a créé des réseaux avec énormément d’images. Il fallait suivre, toujours suivre…

La Galerie, que vous venez d’ouvrir dans les bureaux Trend Union, votre cabinet de tendance parisien du XIVème, est-elle le mini laboratoire du changement que vous prônez : le travail collectif, l’éducation, la lenteur, la créativité, redonner sa place au textile ?  
C’est en tout cas un cahier de tendances en 3 D. Il est donc en liaison directe avec mon travail, mon cabinet de tendance et mes préconisations. Il y a toujours un lien invisible entre mon travail et ce qu’on montre. L’une des expositions actuelles porte sur le mouvement Shaker, une communauté spirituelle américaine, réputée pour ses bâtiments et son mobilier. On a découvert des jeunes talents qui s’y référent et nous montrons aussi des meubles vintage japonais et scandinaves inspirés du Shaker. Bientôt nous allons présenter une exposition sur le textile, un thème trop rarement exposé.

Pourquoi la mode est-elle le dernier bastion des changements d’habitudes de production et de consommation, alors qu’elle a toujours été précurseur ?
Elle a arrêté d’être précurseur quand elle a arrêté d’être mode. On demande à la mode de faire toujours la même chose, de renouveler les pièces clefs, de faire des best seller. Depuis 15 ans on constate que la mode ne change plus. On produit des  pièces identiques sans donner de place à  l’imagination. Tout est verrouillé par le marketing et bientôt ce sera verrouillé par l’Intelligence Artificielle.

L’IA est une nouvelle donne dans le paysage de la mode ?
Oui. Il existe des entreprises de PAP qui font dessiner les collections par des logiciels. Elles utilisent les data récoltées par FB, Amazon etc. A partir de cela, elle préconisent ce qu’il faut faire dans 10-20 ans. Il faut remplacer ce vide qu’on va créer.

L’IA ne va t elle pas réguler la sur production de vêtements ?        
Eventuellement on peut trouver des systèmes de sur mesure. Mais cela va générer une société sans travail.

Parmi les actions concrètes mises en place par AF Project, il y a un partenariat avec la Redoute, un autre avec Vivendi Create Joy et les équipes d’Universal Music. Plus généralement, quels sont les soubresauts que vous constatez depuis la 1ère édition des rencontres d’AF, qu’avez vous vu bouger auprès des grands groupes ?
Les grands groupes sont tout a fait conscients de ce changement. J’ai fait une lecture pour Kering devant 250 CEO. Je leur ai expliqué que le marketing qu’ils faisaient était néfaste. Finalement cela a été très bien reçu car j’ai aussi apporté beaucoup de solutions !

Lesquelles ?
Je ne peux pas vous le dire mais tous les grands groupes peuvent trouver des pistes de réflexions. Faire moins, faire mieux, faire ensemble. C’est facile de trouver des routes morales, éthiques, de goût de renouveau et de créativité.

Et auprès des professionnels de la mode ?
Quand j’ai sorti le Manifeste en 2015, j’ai joué un jeu dangereux, j’aurais pu perdre tous mes clients. En réalité, les professionnels de la mode m’ont remercié. J’avais dit ce que personne n’osait dire. « On souffre, notre vie est un enfer, on travaille dans les coulisses, derrière un grand nom, sans reconnaissance. Nous faisons tout et ne sommes jamais associés au podium ou présents sur le papier. » Dans ce secteur, il n’y a qu’une personne sur le devant de la scène, totalement starifiée. La mode n’a pas vu ou prévu que les jeunes veulent faire des choses ensemble. Elle continue à les éduquer comme des individus singuliers alors que cette envie n’est plus là.

Quel pensez vous des initiatives comme les Green Fashion Awards, du recyclage… etc ?Beaucoup de gens essayent d’assainir les effets pervers de la mode. C’est un pas important, mais en même temps le recyclage est un alibi pour continuer à produire de la merde. Donc à un moment donné c’est mieux de faire des choses de qualités. Il n’y a qu’à voir les meubles ou vêtements vintage, dont les finitions sont irréprochables : ils nous séduisent encore aujourd’hui.

Quel est le levier pour contraindre l’industrie de la mode à rentrer dans une nouvelle logique ? Comment ne pas rester au stade résolution de l’ONU de la mode.
Moi je ne fais rien, j’ai juste écrit le Manifeste et suis devenue la porte-parole des Rencontres Anti_Fashion, un mouvement ouvert à tous les acteurs, distributeurs, industriels, designers, entrepreneurs ou étudiants. AF ne se veut pas un label de qualité morale ou éthique. Nous voulons ouvrir les bras à toutes les personnes porteuses de solutions. Nous souhaitons emprunter aux uns et aux autres des idées et par la suite changer la société. Le changement viendra de là et non pas des grands groupes.      

Et le consommateur ?
Il faut qu’il se réveille, qu’il devienne rebelle, qu’il boycotte ! Quand on regarde l’impact du bio dans les pays de l’Ouest, cela semble possible. Ces gens-là sont déjà préparés mentalement à la chose.

Selon vous, combien de temps faut-il pour changer la donne du fashion system ?
35 ans.

La mode et le vêtement dans 10 ans seront-il réuni ou encore plus dissociés ?
Je pense qu’il y aura un retour de la mode. L’anti fashion amène le fashion, c’est la renaissance de la mode !

Va t-on passer de la simplification de la mode (matières, coupes, communication) à l’uniformisation des tenues ?
Parfois l’uniforme est bien. Je pense que Uniqlo va dans ce sens. Tu peux devenir vert et responsable à condition de faire un streamlining extrême. On agrémente cette standardisation avec les productions locales, les pops up du moment, avec des choses fabriquées soi-même. D’ailleurs, le consommateur commence à vouloir changer le vêtement (les merceries fleurissent etc)

Une production de masse qui côtoie les productions alternatives, c’est le modèle idéal du futur, la nouvelle équation ?
Oui ça peut être un modèle. Il y aura probablement quelque chose au milieu, avec le retour à la couturière et du tissu acheté au mètre. Tout est latent, en germe. En ce moment par exemple, je suis très curieuse de connaître toutes les façons de faire une couture, un ourlet, un zip. On a beaucoup perdu de ce savoir faire.

Avec combien de jeunes créateurs êtes vous en contact ?    
Une cinquantaine.

Existe–t-il une spécificité française ?    
Je dirai que de tous les pays c’est toujours Paris et la France qui récoltent les gens les plus créatifs. Ce qui est devenu rarissime, ce sont des collections époustouflantes comme celles de Galliano évidement – mais elles sont très rares. J’ai l’impression que le mouvement de résistance peut venir de France. Ce n’est pas parisien, cela naît localement.

 Le plus mauvais élève ?
Les Etats-Unis, qui se cherchent et qui ont abandonné toute créativité au profit du rendement à tout prix.

Le next steps des rencontres Anti_Fashion ?
Je pense que Stéphanie Calvino va faire pousser les éditions AF à l’international. De mon côté, je rêve de créer une délégation politique auprès de Bruxelles pour imposer un prix minimal du vêtement. Une charte européenne en quelque sorte…      

La mode ne représente qu’un quart de vos occupations, mais elle intègre les aspirations de la société au même titre que vos autres activités de conseil…  
En effet. Depuis le début j’ai par exemple tenté de pousser les industriels à faire mieux en intégrant le style de vie. En 1993, j’ai imaginé une voiture avec Nissan, la Micra, basée sur les attentes de consommateurs.

Que pensez vous de la place de l’homme dans le secteur de la mode ? C’est un nouveau consommateur et donc un champ essentiel pour cette industrie.
Dans le manifeste il y a un chapitre spécial sur l’homme. Il affirme que le seul secteur qui s’échappe de ce marasme est la mode masculine. L’homme a une envie urgente de se parer et de se montrer. C’est lié au fait qu’il est devenu père et découvert sa part de tendresse, de douceur, un regard sur la beauté

Rencontre lors de la conférence à Paris le 14 février 2018.

  • Interview / Judith Spinoza
  • Ad / Vinz
  • Produced / 1nstant.fr


 

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