1NSTANT : Interview By Judith Spinoza / Photographe Thomas Lachambre / Style Louis Portejoie / Make up Frederique Van Espen @aurelienagency / Hair Sonia Mesaoudi @aurelienagency / Models @cityagency Alphonsine / Amir / Eva / Marina A / Aubin
Jeanne Friot, « Je suis une marque générationnelle mais je porte des combats qui existent depuis longtemps ! »Construire, déconstruire, reconstruire. Pour son premier défilé, Jeanne Friot, « reine du queer » poursuit sa quêtede vêtements non genrés autour d’une collection baptisée Red Warriors.
Parce que Jeanne Friot n’a pas froid aux yeux. Parce que Jeanne Friot est blonde platine et que son intelligence créative fait d’elle ce que trop peu de designers acceptent d’être : quelqu’un d’engagé. Parce que des Red Warriors qui défilent ce 18 janvier, parés de ses créations pourpres, elle est la première combattante, faisantscander sur les bouches muettes la prose mystique et expérimentale de Monique Wittig, théoricienne féministe et lesbienne. « Elles disent qu’elles ont appris à compter sur leurs propres forces. Elles disent qu’elles savent qu’ensemble elles signifient. Elles disent, que celles qui revendiquent un langage nouveau apprennent d’abord la violence. » Au son de Aymil and the sniffers, un groupe punk rock ultra nerveux dont elle partage la même énergie, le palais de Tokyo est devenu un champ de bataille d’un nouveau genre pour la jeune créatrice de 27 ans qui défend la mode politique depuis la création de son label en 2020. Et si la résidente de la Caserne, premier accélérateur de transition écologique dédié aux filières mode et luxe en Europe installé dans le Xè arrondissement, agrège toutes ces références dans son premier défilé, c’est sous la bannière d’un seul message :
la mode sera binaire ou ne sera pas ! C’est votre premier défilé mais votre 5ème collection…
Oui, cette fois c’est pour de vrai ! J’ai lancé ma marque en plein Covid et ne suis entrée à la Fédération de la Haute Couture et de la Mode, qu’entre ma 3eme et mon 4eme collection.Love is love était le nom de la dernière collection présentée à la Paris Fashion Week masculine en juin dernier. Cette fois, c’est Red Warriors.
Quel message délivrez-vous cette fois ?
Love is Love était basé sur l’ouvrage, All about love de Bell Hook et sur la fin du Covid : un retour à la fête, à l’hédonisme. Un retour à la liberté généralisé -et à la liberté queer ! Deux semaines après cette liberté retrouvée a eu lieu le vote de la loi anti-IVG la plus répressive aux Etats-Unis contre laquelle je me suis mobilisée avec The Frankie Shop. Puis il y a eu tous les féminicides en Iran, un sujet auquel je suis sensible depuis très longtemps. Je me suis dit qu’il était temps de parler de cela en faisant une référence poussée à l’ouvrage Les Guérillères de Monique Wittig, publié en 1969.Red Warriors : une collection d’armures écarlates ? En effet, c’est une collection monochrome, à base de rouge et de noir… Il y a cette robe entièrement brodée de capsules qui ressemblent à des globules. En réalité, c’est du PVC modelé comme une sphère, brûlé sur tous les contours puis brodée à l’organza pour donner l’impression d’une armure en écaille. Cette robe fait d’ailleurs un bruit étrange quand on la porte ! Vous avez également repris le concept de robe ceinture, présenté dans votre dernière collection J’ai repris ce principe en le poussant et en le déclinant sur d’autres pièces comme des débardeurs ou un sac ! Pour trouver l’histoire d’une collection, vous dites puiser vos sources d’inspiration dans des expos, des fêtes, des lectures…
C’est clairement l’actualité politique qui m’a portée. Et des lectures : je me suis replongée dans Virginie
Despentes et les écrits radicaux de la féministe américaine Gloria Steinem. J’ai aussi été inspirée par les
pigments et les textures d’Anish Kapoor et enfin par les paroles du morceau Knifey du groupe Amyl and The Sniffers. Il fait d’ailleurs partie de la bande son du défilé.
Avez-vous gagné en maturité par rapport à tes défilés précédents ?
Oui, beaucoup ! Je propose plus de modèles mais j’ai surtout essayé de trouver un équilibre entre des pièces très créatives et des pièces plus commerciales, par exemple de beaux manteaux, des pantalons, des vestes, des sweats en fourrure, des sweats à message… Je voulais garder mon ADN -le traitement textile et des formes- mais m’adresser à plus de gens. C’est aussi une façon de faire circuler mon message.Votre message c’est une mode non binaire et écologique puisque 90% des produits sont upcyclés ou recyclés et que 100% des pièces sont made in Paris…
Peut-on dire que tu es une marque générationnelle ?
Oui, je pense ! Je suis une marque générationnelle mais je porte des combats qui existent depuis longtemps ! Les combats politiques et écologiques de Vivienne Westwood qui d’ailleurs est morte il y a quelques semaines, m’ont beaucoup inspiré. Il faut prendre le relais ? Mais il n’y a pas assez de créateurs tout court et de créateurs femme qui se battent pour cela.
Que pensez-vous de Maria Grazia Chiuri, directrice artistique de Dior, qui a affiché son féminisme au sein de collections riches en tee-shirt en 2019 ?
Je trouve cela important. À partir du moment où on en parler, c’est bien ! Maria Grazia Chiuri est la seule à l’avoir fait.
La France est-elle en retard sur les questions du genre en mode ?
Oui ! Les Américains, les Britanniques et les Coréens – qui ont fait le pari d’acheter ma collection en juin dernier au showroom Sphère. Ils comprennent tout cela. Il n’y a que les acheteurs ou les professionnels qui s’interrogent encore. La binarité est une réalité qu’ils ont du mal à maitriser dans son principe comme dans sa pratique.
« Ah mais comment faites-vous pour le patronage d’un vêtement non genré ? »
Je leur donne l’exemple du jean 501, porté pat tous les sexes et toutes les morphologies. Habillé de plumes, il a été l’une des pièces phare de cette collection. Justement, pour vous la mode sera binaire ou ne sera pas.
Comment transposer cet statement dans le rayonnage des boutiques qui séparent encore l’homme de la femme ?
Le vêtement, c’est comme une histoire d’amour. On choisit de le mettre ou pas. Et parfois, on a du mal à trouver ce que l’on aime dans les catégories imparties. Or, il y a un gros décalage et de possible entre ces deux genres. Et ça, c’est un problème ! On va devoir se battre mais c’est aussi aux enseignes de décider si elles continuent cette répartition classique ou si elles installent des corners non genrés pour faire changer les choses. Nous sommes en 2023 ! Si personne ne se poise ces questions, le système ne va pas évoluer.
En juin dernier, vous avez collaboré avec la créatrice de bijoux Manon Bachelier. Une façon de d’étendre
le terrain d’expression de votre message politique ?
Tout à fait. La question était de savoir comment faire du bijou non genrée, ce que cet accessoire est d’ailleurs à la base. J’adore les collaborations. Mon rêve, c’est de faire du parfum, l’outil non genré par excellence ! Pour ce défilé, l’ai fait des sacs et des chaussures non genrées !
Quelle serait votre collab idéale ?
C’est une bonne question ! Peut-être que je préfèrerai rependre la direction artistique d’une maison comme Sonia Rykiel qui a été un modèle féministe. Puiser dans les archives, mes moderniser avec son point de vue, j’adore ça !
Craignez-vous que votre engagement politique cannibalise votre création ?
La conscience politique, c’est un moteur. Mais au final, je conçois un vêtement si bien que qu’on peut-être séduit par son message mais aussi tout simplement en tomber amoureux !
www.jeannefriot.com
MINI BIO
Bac Arts Appliqués, Jeanne Friot intègre l’ESAA Duperré. Diplômée de l’Institut Français de la Mode, elle
travaille ensuite pour Balenciaga, APC & Kitsuné. Sa marque naît en 2020.