POUR L’AMOUR DU VIEUX

L’approche de Noël et la réouverture des commerces remettent tout à coup la consommation et l’acte d’achat au centre de nos préoccupation. Article : Jérémie Peltier, directeur des Études de la Fondation Jean-Jaurès

A grands coups de mails et de sms reçus par des marques et enseignes en tout genre avec pour unique objet « Le black-Friday, c’est parti », notre appétit et notre dépendance aux magasins et sacs remplis de vêtement reviennent au galop après deux épisodes successifs de confinements étouffants, dont le deuxième (avant le troisième ?) n’est hélas pas tout à fait terminé.

Au même titre que l’épanouissement peut parfois passer par le choix d’une nouvelle vie, d’un nouveau métier, d’un nouveau ménage ou d’un nouveau mariage, sortir de l’étouffement peut aussi passer par le fait d’acheter à nouveau, mais surtout du nouveau. Du neuf, du beau neuf qui rassure et qui sent bon, du neuf qui remet un peu de gaité dans nos cœurs et dans nos maisons. 

Mais le neuf est-il forcément nouveau ? Évidemment que non. Et la mode, d’une façon générale, n’est qu’un perpétuel recommencement, fait d’allers-retours permanents avec les époques.

On fait du neuf avec du vieux, c’est vieux comme le monde, dirons-nous. Car sans mémoire, tout est nouveau. Il est donc facile, car on a la mémoire courte, de faire apparaître comme une nouveauté une idée vieille de cent ans – les responsables politiques font cela en permanence – et il n’est point chose plus aisée que de faire croire que la robe que l’on vient d’acheter correspond à une idée que personne n’a eu avant. En somme, on prend les mêmes et on recommence, et la règle semble bien établie, dans la mode comme en politique.

Mais faire passer du vieux pour du neuf repose-t-il uniquement sur l’amnésie des individus et sur leur capacité à oublier ? N’y-aurait-il pas, malgré tout, et notamment dans notre époque caractérisée par les « crises » successives, un penchant particulier des individus pour la nostalgie ? Un goût prononcé pour le « vintage » ? En somme, faire du neuf avec du vieux ne reposerait-il pas plutôt, en 2020, d’abord et avant tout sur notre besoin de se rattacher à des époques désormais révolues mais dont l’évocation nous rassure par temps troubles ?

Ce qui est certain, c’est que notre époque aime le vieux. Et notre société aime d’abord ses vieux, comme l’a révélé notre acceptation collective à se confiner par deux fois afin de protéger les individus les plus fragiles, et notamment nos aînés. Cette attention retrouvée pour nos vieux va d’ailleurs se poursuivre lors des fêtes de Noël : la moitié des personnes qui disent passer généralement Noël avec leurs grands-parents indiquent qu’ils ne les verront pas cette année, par prudence[1].

On aime ensuite le passé. En tout cas ses valeurs et l’idée que l’on s’en fait, comparé à l’idée que l’on se fait de l’avenir. Quand on interroge les Françaises et les Français, 74 % d’entre eux indiquent que dans leur vie, ils s’inspirent de plus en plus des valeurs du passé (contre 65 % en juillet 2017), 68 % pensent qu’en France, c’était mieux avant (contre 64 % en juillet 2017), et – seulement – 50 % considèrent que la société et l’humanité évoluent vers toujours plus de progrès (contre 54 % en 2019)[2].

Par ailleurs, au-delà des valeurs, le confinement, et notamment le premier, a montré à quel point les Françaises et les Français ont aimé se replonger dans le passé. En effet, nous avons profité de cette grande parenthèse pour faire un voyage dans le temps.

On a regardé des vieux films, ou des vieux évènements sportifs comme des vieux matchs de football, avec les commentaires d’époque. Le fameux match France-Allemagne, demie finale de coupe du monde à Séville en 1982, a été proposé par la chaine L’Équipe TV le 24 mars et a rassemblé entre 250 000 et 300 000 téléspectateurs, soit 20% de plus qu’une soirée dite « normale » sur cette même chaine.

Nous nous sommes réfugiés dans des loisirs anciens, traditionnels, comme les jeux anciens : durant la première semaine de confinement, chose inédite, la liste des dix jouets les plus vendus comportait dix jeux de société et puzzles. Comparées à la même semaine en 2019, les ventes de puzzles ont affiché une croissance de 122 % tandis que les jeux de société ont enregistré une hausse des ventes de 83%. Dans le top cinq des ventes, on a retrouvé des grands classiques, anciens, vieux comme on aime : Monopoly, Bonne Paye, Scrabble, Uno, Puzzle[3] .

D’ailleurs, un élément très intéressant : la marque « Légo », un vieux de la vieille par excellence (les premiers jouets Lego sont créés en 1932 par un charpentier danois, Ole Kirk Christiansen) a été littéralement dopée grâce à la crise du Covid. En septembre dernier, la marque affichait des ventes de 14 % de plus lors du premier semestre 2020 par rapport au premier semestre 2019. Durant le premier confinement, les ventes en ligne de légo ont en effet explosé, comme si on avait de nouveau appris à jouer en famille avec des jeux physiques, comme avant.

Il y a donc un amour du vieux, mis en lumière par la crise sanitaire et par le premier confinement.

On rappellera par ailleurs que le bonbon le plus consommé des Français et la bonne vieille « Fraise Tagada », inventée par les équipes françaises de la marque Haribo en 1967.

En outre, on s’aperçoit que les Françaises et les Français ont passé leur temps à écouter en 2020 des monuments de la chanson hexagonale, comme de véritables « valeurs refuges ». Dans sa rétrospective de l’année 2020[4], la plateforme Spotify indique ainsi que Céline Dion, Johnny Hallyday, et Jean- Jacques Goldman, se trouvent, dans cette « année si spéciale », dans le top 100 des artistes les plus écoutés sur la plateforme. Par ailleurs, en 2020 le groupe mythique Téléphone a vu son nombre d’écoutes multiplié par 2 entre 2019 et 2020, et c’est le même constat pour Michel Berger sur la même période. Francis Cabrel a quant à lui enregistré une augmentation de 40% de ses écoutes entre 2019 et 2020, et les a même triplées depuis la sortie de son album en octobre 2020.

« De la musique avant toute chose, Et pour cela préfère l’Impair »[5]. De la musique avant toute chose, et pour cela préfère les vieux !

Une fois dit cela, comment comprendre ce phénomène du « retour en arrière ? ».

Peut-être d’abord car un certain nombre d’individus ont tout simplement compris l’adage de Victor Hugo : « Qui de bonne heure est vieux restera longtemps jeune »[6].

Peut-être que c’est aussi pour rendre un dernier hommage à une époque que l’on voit s’effacer petit à petit sous nos yeux, à cause de la disparition d’individus ou de lieux. Les décès en 2020 de Guy Bedos, Michou,  Pierre Bénichou, Michel Piccoli, Juliette Greco, Anne Sylvestre, Gisèle Halimi, Annie Cordy, Sean Connery, Maradona, ou encore Valéry Giscard d’Estaing, tous représentants d’une époque qui semble révolue, donnent envie de s’y replonger une dernière fois pour définitivement fermer le banc. Il en est de même pour la disparition de lieux – le VIP room, l’une des mythiques boîtes de nuit de Paris créée en 1998, ne rouvrira jamais, achevé par la crise du Covid – ou de symboles – la célèbre revue Le Débat, fondée en 1980, qui a annoncé la fin de sa parution en septembre 2020.

Mais pour expliquer ce goût retrouvé pour le vieux, cet espèce de « syndrome de l’INA » (illustré par l’attrait pour les vidéos que la chaîne post régulièrement avec succès sur les réseaux sociaux), on peut aussi émettre hypothèse suivante : les Français, ne comprenant pas trop le présent et étant particulièrement inquiets de l’avenir, aiment se réfugier dans le passé, dans un temps où finalement tout allait bien, loin des attestations de sortie et des jauges à respecter pour dîner le soir de Noël.

Alors attention, cela ne signifie pas que l’on va toutes et tous tomber amoureux de femmes et d’hommes plus âgés. Mais ce qui est probable, c’est que même après la crise, on va continuer à vouloir se rassurer, à se raccrocher à quelques racines de notre passé pour mieux se balancer entre les époques.

Par conséquent, on va prendre plaisir à enfiler un jean, un tee shirt ou un maillot qui nous inscrit dans une histoire plus longue que cette satanée année 2020. A titre d’exemple, il est intéressant d’observer, comme souvent pour comprendre les évolutions de l’époque, le monde du football et les tendances en son sein. Les équipes de football cherchent de plus en plus à contenter leurs supporteurs en remettant au goût du jour des maillots évoquant les heures glorieuses de leur équipe. C’est par exemple ce qu’a fait le PSG pour la saison 2020-2021 en renouant avec son passé (à l’occasion des 50 ans du club) à travers les fameux maillots « Hechter » dessiné en 1973 par le créateur de mode et président du PSG Daniel Hechter. La marque Nike en a d’ailleurs profité pour remettre au gout du jour son ancien logo.

Ce que l’on peut penser, c’est qu’à force d’oublier, à force d’avoir voulu vivre « sans histoire », quelques repères se sont effondrés. Et les figures contemporaines que l’on peut admirer pour nous aider à nous lever le matin ont tendance à manquer. Il nous faut donc retrouver quelques mentors passés. Il ne s’agit aucunement de dire que c’était mieux avant. Simplement de dire qu’avant, c’était parfois pas mal. Et pour faire en sorte que demain soit chouette, alors que tout semble illisible, chaotique et déroutant, il n’est jamais inutile de prendre appui sur un peu de passé pour mieux se repérer. Le passé comme boussole.

En somme, se mettre dans la lignée de nos anciens passera alors aussi par se mettre dans leurs vêtements.

C’est un élément que les marques et l’industrie du vêtement doivent avoir en tête. D’ailleurs, elles ne s’y trompent pas. Un exemple parmi tant d’autres : la marque de montres Longines, fondée en 1832, a réédité une série de montres portées par de célèbres aviateurs ou explorateurs de la première moitié du 20ème siècle. Des « pièces au passé prestigieux portées par des hommes ou des femmes extraordinaires », dont les rééditions sont « fidèles à l’esthétique des pièces originales »[7].

Dans une excellente note sur le pouvoir des marques[8], Raphaël Llorca a montré comment certaines marques aux États-Unis étaient devenues sous l’Amérique de Donald Trump de véritables contre-pouvoirs, prenant fait et causes pour le progrès et la démocratie (l’ouverture des frontières, la lutte contre le racisme, etc).

La lutte des causes serait donc le nouvel horizon des marques dans les années à venir. L’une des causes de demain sera peut-être ainsi la cause des vieux, celle du passé et de l’ancien.  

« Voilà tout ce que j’avais à vous dire sur la vieillesse. Je vous souhaite d’y parvenir pour vérifier par vous-mêmes la justesse de mes dires »[9]


[1] « Comment les Français vont fêter Noël cette année ? », Étude Ifop pour Odéro, novembre 2020

[2] « Fractures françaises : vague 8 », Ipsos, Le Monde, Fondation Jean-Jaurès, Institut Montaigne, septembre

[3] « La première semaine de confinement propulse les jeux de société et les puzzles au sommet des ventes en France », NPD Group, 31 mars 2020 : https://www.npdgroup.fr/wps/portal/npd/fr/actu/communiques-de-presse/la-premiere-semaine-de-confinement-propulse-les-jeux-de-societe-et-les-puzzles-au-sommet-des-ventes-en-france/

[4] https://2020.byspotify.com/fr?locale=fr

[5] Verlaine, Art poétique

[6] Victor Hugo, Choses vues, 1887, 1900

[7] https://www.monsieur.fr/heritage-longines//?r=undefined

[8]  Raphaël Llorca, Les marques dans l’Amérique trumpiste, un contre-pouvoir ? Fondation Jean-Jaurès, 4 décembre 2020 : https://jean-jaures.org/nos-productions/les-marques-dans-l-amerique-trumpiste-un-contre-pouvoir

[9]  Cicéron, Savoir vieillir

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